"L'expo" par Christophe Poizat
« J’adoooreeee! »
Hugo Reinhard, ex-grand reporter reconverti dans la critique d’art, n’en croyait pas ses yeux. Les murs de la Galerie Art.Inc vibrèrent au rythme de son « j’adoooreeee » prononcé bien trop fort. Aussitôt, tous les invités au vernissage de l’exposition de la photographe Sélène Desbords se retournèrent sur le quadragénaire, tantôt agacés, tantôt amusés. Quelques-uns esquissèrent un sourire en le découvrant dans son costume rose bien trop ample à leur goût, confirmation évidente du caractère excentrique de cet inconnu. Il ne se laissa pas démonter, leva son verre, et cria de plus belle : « Bravo à l’artiste ! ».
Se laissant porter par l’Hymne à la joie, choisi comme fond musical, il balaya de nouveau du regard les photographies de cette exposition qui l’enchantait. Les portraits de femmes, d’enfants, d’hommes de tous âges et de tous les continents défilèrent devant lui. Hugo était fasciné par leur beauté mystérieuse à en faire pâlir de jalousie la Joconde. C’est alors qu’il remarqua les arrières plans, à la fois étranges et familiers. « Ces villes, ces intérieurs, ces paysages seraient-ils une clef de lecture ? » se demanda-t’il en bon critique d’art. Il s’approcha, son visage frôlant bientôt le portrait d’un paysan à la peau ridée comme les champs fraichement labourés qui s’étendaient derrière lui. Intrigué, il nota que le papier était singulièrement granuleux, de manière non homogène, dessinant comme des reliefs.
« Vous aimez ? »
Hugo ne répondant pas, Sélène Desbords, lunettes de soleil et chapeau à la JR - artiste de rue pour qui ne connait pas -, répéta sa question en haussant la voix :
« Vous aimez » ?
Cette fois, Hugo réagit, reculant d’un pas avant de se faire de nouveau remarquer avec un vibrant : « Non, je n’aime pas, j’adooorree ! », suivi d’un : « Mais comment faîtes-vous ? Car vous êtes bien l’artiste, n’est-ce pas ? ».
Sélène tournoya sur elle-même, laissant sa longue robe bleue fendre le silence qui s’était installé, avant de lancer d’une traite, sûre d’elle :
-
Oui, je suis la photographe. Et aveugle de naissance, comme vous le savez probablement. Comment je fais ? Je photographie au son, à l’odeur, au toucher et avec l’aide de mon appareil photo maison, qui reconnaît mon environnement, me le décrit instantanément et donc m’aide à cadrer et à saisir l’instant. Mais là n’est pas l’essentiel. Mon secret est simple comme bonjour : j’aime les gens ! Je n’ai jamais vu ce que j’ai photographié, mais on me dit que c’est bien, alors…
Hugo hocha de la tête :
-
Votre travail n’est pas bien, il est brillant ! Vous avez un véritable talent !
-
Merci, mais pourquoi criez-vous si fort, je suis aveugle, pas sourde…
-
Vous non, mais moi, quasiment - répondit Hugo. J’ai perdu 90% de mes capacités auditives en Ukraine lors de mon dernier reportage, et ma prothèse ne marche pas bien aujourd’hui.
-
Oh pardon ! Vous… vous… étiez en Ukraine ?
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Oui, dès mars 2022, comme grand reporter. Vous n’avez pas à vous excuser, je n’avais pas vu que vous étiez aveugle !
Hugo et Sélène éclatèrent de rire.
-
Par contre, reprit Hugo, quand elle marche, c’est fabuleux, car cette prothèse traduit toutes les langues en simultané. Je ne l’avais pas encore en Ukraine, et pour cause, mais c’est bien dommage, car du coup je n’ai pas compris lorsque quelqu’un a crié en ukrainien : « Attention, mines ! ». Désormais, j’ai donc une prothèse auditive et je marche grâce à un exosquelette caché discrètement derrière un costume rose trop ample !
-
Wow… vous êtes un homme plein de charme à ce que je ne vois pas.
Leurs rires s´entremêlèrent à nouveau, de plus en plus complices, avant que Sélène ne reprenne, le visage radieux :
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Heureusement que l’humanité progresse !
-
Vous voulez dire en technologie ?
Elle réfléchit, puis se décida pour une réponse simple, ne souhaitant pas rentrer dans une discussion philosophique sur les progrès de l’humanité en général :
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Oui, sans techno, pas de photo pour moi, ni d’écoute ni de marche pour vous.
-
Si j’ai bien compris, poursuivit Hugo, votre appareil photo « maison », c’est vous qui l’avez développé… Vous n’êtes donc pas seulement artiste, vous vous y connaissez en technologie, n’est-ce pas ?
-
Je suis ingénieur généraliste avec un doctorat en optique.
-
Vous plaisantez ?
-
Toujours, car il faut bien rire, mais là non : j’ai vraiment un doctorat en optique. J’ai travaillé sur les DVS, ou dynamic vision sensor, un nouveau type de capteurs inspirés de la nature, plus rapides et moins gourmands en énergie. Ils vont révolutionner l’optique, vous verrez.
-
Expliquez-moi !
-
Pas le temps, je vous renvoie sur Internet.
Hugo ne manqua pas de montrer sa surprise :
-
Vous semblez pressée soudain, que se passe-t-il ?
Sélène ne prit pas le temps de répondre à cette question, bien trop consciente que leurs mots étaient comptés.
-
Si vous voulez savoir ce qui a changé ma vie, c’est ma rencontre avec un groupe de personnes qui, comme moi, sont, disons, différentes, et veulent franchir avec d’autres des obstacles apparemment infranchissables.
-
C’est-à-dire ? demanda Hugo.
-
Nous faisons l’expérience que plus nous sommes divers, plus nous trouvons des solutions à des problèmes apparemment insolubles ! La preuve : je suis aveugle, docteur en optique, photographe et mon appareil photo est novateur ! Nous avons donc des aveugles, mais aussi des sourds, des sociologues, des ingénieurs, des muets, des neuroscientifiques, des étrangers, des sportifs, des sans-abris, des artistes, des geeks, des autistes, des excentriques… et même des gens dits normaux : un vrai bonheur ! Notre difficulté, c’est de trouver des gens normaux. En fait, il y en a moins que l’on ne pourrait penser, des gens « normaux »… ce qui est peu surprenant puisque, par exemple, environ un européen sur quatre est considéré comme ayant une forme ou l’autre de handicap… Notre groupe est donc incroyablement divers… et cela marche ! Nous avons déjà des dizaines de brevets à notre actif : fauteuils électriques tout terrain ultralégers, des handic’apps ou apps pour personnes en situation de handicap, par exemple une application multilingue lisant sur les lèvres avec retranscription immédiate sur des lunettes connectées, sans oublier des améliorations techniques pour les futurs jeux olympiques et paralympiques…
Sélène semblait fixer Hugo du regard qui ne savait trop quoi dire, noyé dans le flot de paroles et d’idées…
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C’est impressionnant… murmura-t-il finalement… Vous êtes créatifs car curieux, ouverts, attentifs aux autres et…
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Oui, nous innovons car nous avons décidé de ne laisser personne sur le bord de la route, ce qui demande beaucoup d’intelligence et de volonté ! Et d’amour !
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Comme vous le faites en photographiant, osa glisser Hugo.
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Merci, je ne me vois pas, mais je suis sûre que vous me faites rougir là.
-
Vous êtes toujours aussi surprenante ?
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Non, je peux être ennuyeuse aussi, mais si vous voulez vraiment tout savoir, vous n’avez en fait rien vu… Car mes photos sont aussi conçues pour les aveugles !
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Vous voulez bien m’expliquer cette fois, sans me renvoyer sur Internet?
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Oui, mais brièvement, car nous n’avons que 1500 mots !
-
Quoi ???
-
Vous comprendrez bientôt… Donc, en bref : mes photos sont en braille !
Sélène fit remarquer qu’il n’était marqué nulle part « Ne pas toucher », mais au contraire « Touchez svp ». Elle lui prit la main et la posa sur une des photographies. Hugo sentit les reliefs… Des points. Des motifs de points… Hugo avait bien trouvé le papier photo granuleux mais jamais, oh grand jamais, il ne s’était imaginé que c’était pour permettre aux mal-voyants et aux aveugles de « voir » des photographies !
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Impression 3D, reprit fièrement Sélène. Il est ainsi possible de parcourir un visage et même de percevoir les émotions au travers des mots en braille que je cache dans les reliefs permettant de suivre les formes…
C’est certainement à cet instant qu’Hugo tomba amoureux… mais c’est une autre histoire, et les mots défilent...
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Euh… c’est quoi cette histoire de 1500 mots ?
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Vous voulez vraiment savoir ?
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Oui !
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Eh bien, j’aime écrire, mais je manque d’imagination, alors, j’ai confié un sujet proposé par l’Office Européen des Brevets à l’occasion des 50 ans de la Convention Européenne des Brevets… à une intelligence artificielle.
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Vous plaisantez de nouveau ?
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Non. Le sujet, que j’ai adapté un peu et donné à cette IA maison entraînée comme il se doit dans le respect de la diversité, est le suivant : « Écrire, en 1500 mots, une histoire abordant, avec un zeste d’humour et d’amour, le thème « Handicap&innovation », sous le signe de la diversité et de l’inclusion» .
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Et ?
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Nous en sommes à 1498 mots.
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Non ?
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Si !