3.2.4 Usage antérieur public
Pour qu'un enseignement technique, par exemple la structure interne ou la composition d'un produit déjà utilisé, soit reconnaissable, il est souvent nécessaire d'analyser le produit qui incarne cet enseignement technique. Les chambres de recours ont à plusieurs reprises statué sur la question de savoir s'il est techniquement possible d'analyser un produit mis sur le marché.
Dans l'affaire T 952/92 (JO 1995, 755), la chambre a constaté que l'information relative à la composition ou à la structure interne d'un produit vendu antérieurement est rendue accessible au public et fait partie de l'état de technique, dès lors qu'il est possible d'y accéder directement et clairement à l'aide de techniques analytiques connues, rendues accessibles à la personne du métier à des fins d'utilisation avant la date de dépôt pertinente (voir aussi T 2/09). La chambre a également constaté que pour déterminer ce qui constitue l'état de la technique, peu importe, en principe, la probabilité avec laquelle la personne du métier analyse un tel produit vendu antérieurement ou le degré de difficulté (c'est-à-dire la quantité de travail et de temps que représente une telle analyse). La divulgation antérieure (quels que soient les moyens employés) d'une réalisation couverte par la revendication détruit la nouveauté d'une invention revendiquée. Il est inutile de savoir s'il était possible d'analyser complètement un produit vendu antérieurement. La nouveauté d'une revendication est détruite dès lors que l'analyse d'un produit vendu antérieurement permet de renseigner la personne du métier sur la réalisation du produit couvert par la revendication.
Dans l'affaire G 1/92 (JO 1993, 277) la Grande Chambre de recours a constaté que la composition chimique d'un produit fait partie de l'état de la technique dès lors que ce produit en tant que tel est accessible au public et qu'il peut être analysé et reproduit par la personne du métier, indépendamment de la question de savoir s'il est possible de déceler des raisons particulières pour analyser cette composition. Ce même principe s'applique mutatis mutandis à tout autre produit. Elle a également constaté que tout enseignement technique a essentiellement pour objet de permettre à la personne du métier de fabriquer ou d'utiliser un produit donné en appliquant cet enseignement. Lorsque celui-ci découle d'un produit mis sur le marché, la personne du métier doit compter sur ses connaissances techniques générales pour réunir toutes les informations lui permettant de préparer ledit produit. Si la personne du métier parvient à découvrir la composition ou la structure interne du produit et à la reproduire sans difficulté excessive, alors le produit et sa composition ou sa structure interne sont compris dans l'état de la technique. La Grande Chambre de recours a toutefois ajouté qu'"en soi, un produit accessible sur le marché ne divulgue rien d'autre, implicitement, que sa composition ou sa structure interne. Les caractéristiques extrinsèques, qui n'apparaissent que lorsqu'il y a interaction entre le produit et des conditions externes spécifiquement choisies, par exemple des réactifs ou des produits du même genre, afin d'obtenir un effet ou un résultat particulier ou de découvrir des résultats ou des moyens potentiels, conduisent au-delà du produit en soi, dans la mesure où elles dépendent de choix délibérés. Des exemples typiques sont l'utilisation d'une substance ou d'une composition connue comme produit pharmaceutique (cf. art. 54(5) CBE), ou l'utilisation d'un composé connu dans un but précis reposant sur un effet technique nouveau (cf. G 2/88, JO 1990, 93). En conséquence, de telles caractéristiques ne peuvent être considérées comme ayant déjà été rendues accessibles au public." Voir ci-dessous les affaires T 472/92, T 834/15, T 1409/16 et T 1666/16 qui abordent (entre autres) la question des caractéristiques extrinsèques.
Dans l'affaire T 438/19, la chambre a identifié des approches divergentes quant à l'application des critères établis dans l'affaire G 1/92 en ce qui concerne l'analysabilité et la reproductibilité d'un produit qui a été mis sur le marché, ainsi que la mesure dans laquelle le produit doit être considéré comme faisant partie de l'état de la technique. Par conséquent, la chambre a soumis les questions suivantes à la Grande Chambre de recours:
1. Un produit mis sur le marché avant la date de dépôt d'une demande de brevet européen doit-il être exclu de l'état de la technique au sens de l'art. 54(2) CBE au seul motif que sa composition ou sa structure interne ne pouvait pas être analysée et reproduite sans difficulté excessive par [la personne] du métier avant cette date ?
2. S'il est répondu par la négative à la première question, les informations d'ordre technique concernant ledit produit qui ont été rendues accessibles au public avant la date de dépôt (p. ex. au moyen de la publication d'une brochure technique ou d'un document de la littérature brevet ou non-brevet), sont-elles comprises dans l'état de la technique au sens de l'art. 54(2) CBE, indépendamment de la question de savoir si la composition ou la structure interne du produit pouvait être analysée et reproduite sans difficulté excessive par [la personne] du métier avant cette date ?
3. S'il est répondu par l'affirmative à la première question, ou s'il est répondu par la négative à la deuxième question, quels sont les critères applicables pour déterminer si la composition ou la structure interne du produit pouvait ou non être analysée et reproduite sans difficulté excessive au sens de l'avis G 1/92 ? En particulier, est-il exigé que la composition et la structure interne du produit puissent être analysées dans leur intégralité et être reproduites à l'identique ?
La Grande Chambre de recours a rendu sa décision G 1/23 le 2 juillet 2025 date: 2025-07-02.
(i) Structure ou composition accessible au public
Dans l'affaire T 390/88, une pellicule photographique avait été rendue accessible au public au moyen d'une présentation lors d'une conférence de presse trois semaines avant la date de priorité. La chambre a estimé que cet intervalle de temps relativement court suffisait pour permettre aux parties intéressées de prendre pleinement connaissance de la composition de la pellicule.
Dans les décisions T 953/90 et T 969/90, il a été constaté que la structure interne d'un produit déjà utilisé avait été rendue accessible au public, parce que la personne du métier se trouvait en mesure de l'analyser à l'aide des moyens d'examen habituels.
Dans l'affaire T 301/94, la chambre a décidé que la personne du métier aurait été en mesure de reproduire le verre de couleur verte sans effort excessif, ce qui était suffisant pour satisfaire à l'exigence de reproductibilité énoncée dans l'avis G 1/92. La personne du métier ayant connaissance de la composition ou de la structure interne du produit doit être en mesure de préparer ce produit sans effort excessif, en se fondant sur ses connaissances techniques générales, et ce quelle que soit l'échelle de production (laboratoire, projet-pilote ou échelle industrielle). La chambre a considéré que lorsqu'un produit commercialisé peut être analysé par des méthodes d'évaluation connues à la date de priorité et être également reproduit, sa composition chimique fait partie de l'état de la technique même si une personne du métier n'aurait pu reconnaître a priori (c'est-à-dire avant d'effectuer une analyse), en s'appuyant sur les connaissances générales de base disponibles à la date de priorité, qu'au moins un composant était présent dans le produit, ou était présent dans une quantité "inhabituellement faible" (qui renvoie aux décisions T 952/92, JO 1995, 755 ; T 406/86, JO 1989, 302 ; T 390/88 ; G 1/92 ; cf. également T 370/02).
Dans l'affaire T 947/99, le prétendu usage antérieur public concernait la visite des ateliers d'une usine fabriquant de la glace. Même s'il n'avait pas été prouvé qu'une caractéristique du procédé de fabrication avait été décrite en termes explicites aux visiteurs, la chambre a jugé que des informations sur ce procédé avaient néanmoins été rendues accessibles au public. En accord avec les principes énoncés dans la décision G 1/92, la chambre a observé que c'était le fait qu'il fût possible d'accéder directement, sans restriction et sans équivoque à n'importe quelle information particulière concernant les procédés de fabrication connus en soi qui rendait ces procédés accessibles au public au sens de l'art. 54(2) CBE 1973, qu'il existât ou non une raison de chercher ou de demander une telle information.
Dans l'affaire T 2068/15 (composition chimique – analysabilité), la chambre a estimé dans l'affaire en cause que la personne du métier analysant le film avec les techniques connues à l'époque (microscopie électronique) n'aurait pas négligé la première couche supérieure. La chambre a également déclaré qu'à la date de priorité du brevet, il était de pratique courante d'appliquer plus d'une méthode analytique afin d'obtenir des informations sur la composition d'un matériau.
Dans l'affaire T 1409/16, la chambre a jugé qu'une composition commerciale accessible uniquement en soumettant ladite composition de l'état de la technique à une sorte d'ingénierie inverse (par fractionnement) révélait une "caractéristique extrinsèque" au sens de la décision G 1/92 (voir également affaire T 834/15).
Dans l'affaire T 1452/16 (usage antérieur allégué de l'amano-lactase), la chambre a indiqué que, pour déterminer si un produit de l'état de la technique est compris dans le libellé d'une revendication, il faut évidemment évaluer les paramètres revendiqués, même s'ils n'ont jamais été utilisés auparavant. En outre, la chambre a expliqué en détail pourquoi la présente affaire différait des affaires T 946/04, T 1457/09, T 2048/12 et T 2068/15. Et, contrairement à ce que prétendait le titulaire du brevet, la chambre a noté d'une part que la décision T 952/92 n'énonçait pas qu'il fallait utiliser des dosages structuraux et, d'autre part, que la personne du métier n'avait pas à tester toutes les impuretés possibles. En ce qui concerne la reproductibilité, la décision T 952/92 a également précisé qu'aucune reproduction complète n'était nécessaire. La chambre a conclu que les moyens de preuve du dossier démontraient de manière convaincante qu'une préparation de lactase satisfaisant aux paramètres (ratio donné) énoncés dans la revendication 1 de la requête principale était accessible au public, qu'une enzyme ayant les caractéristiques revendiquées était accessible commercialement dans l'état de la technique et que son utilisation dans un procédé tel que revendiqué avait également été rendu accessible à un membre du public, et faisait donc partie de l'état de la technique. Voir aussi T 1540/21.
(ii) Structure ou composition non accessible au public
Dans la décision T 461/88 (JO 1993, 295), il avait été indiqué qu'un programme de commande n'est pas réputé divulgué lorsqu'il est mémorisé sur un microprocesseur, que son étude pourrait prendre plusieurs années de travail et que, pour des motifs économiques, il est très peu probable que l'unique acheteur de la machine commandée par ce système procède à une telle étude (la décision T 969/90 parvient à la même conclusion dans un obiter dictum, voir aussi T 212/99).
Dans l'affaire T 472/92 (JO 1998, 161), se référant à l'avis G 1/92, la chambre a conclu que l'imprimabilité des matériaux n'était pas une propriété qui avait pu être divulguée au public du simple fait de la livraison de ces matériaux, étant donné qu'il s'agissait manifestement d'une caractéristique extrinsèque supposant une interaction avec des conditions externes spécifiquement choisies. En conséquence, une telle caractéristique ne pouvait pas être considérée comme ayant déjà été rendue accessible au public (cf. aussi T 267/92).
L'affaire T 1217/01 portait sur des biens de large consommation ; il pouvait être admis que l'article litigieux fut commercialisé rapidement après le règlement de la facture (produite aux débats). La chambre énonce entre autres que le problème crucial se rapportait à la détermination de la composition du moyen oxydant (fixateur) de l'article pour permanente mentionné sur la facture D1g'. Comme aucun article datant de cette époque n'était disponible, pas plus qu'un emballage de l'article mis à la disposition du public, la composition exacte de l'article ne pouvait être établie que de manière déductive, par un "raisonnement à l'envers", en relation avec le procédé d'élaboration et de production de l'article considéré. Finalement la chambre juge que les preuves fournies par la requérante (opposante) ne sont pas suffisamment convaincantes ; il n'était pas démontré, notamment à raison des changements de désignation et de numérotation des produits, que l'article commercialisé était constitué par la composition pertinente.
Dans l'affaire T 2048/12, la chambre a énoncé qu'il ne découle pas de l'avis G 1/92 que dans tous les cas la disponibilité d'un produit chimique dans le commerce équivaut nécessairement, en tant que telle, à la divulgation (aussi) de toutes les impuretés qui sont contenues dans ce produit au simple motif que ces impuretés peuvent être identifiées et quantifiées par des moyens d'analyse. Le point I du sommaire de l'avis G 1/92 est à lire en attribuant une signification qui soit raisonnable sur le plan technique à l'expression technique "composition chimique". En l'espèce, il n'y avait pas d'indication directe ou indirecte de l'éventuelle pertinence technique d'autres impuretés (en plus de l'eau) dans le produit commercial.
La décision T 1833/14 s'attache à l'examen de la condition de reproductibilité posée dans la décision G 1/92. Il n'a pas pu être conclu par la chambre que la personne du métier était capable de reproduire le produit Rigidex®P450xHP60 sans effort excessif. Pour faire partie de l'état de la technique au sens de l'art. 54(2) CBE, un usage antérieur public doit constituer une divulgation suffisante (T 977/93, JO 2001, 84 ; T 370/02, T 2045/09, T 23/11 et T 301/94). Il est généralement admis dans le domaine des polymères que la nature du système de catalyseur, le type de système de réaction et les conditions du procédé affectent de manière significative les propriétés du polymère produit. Dans le domaine des polymères, dans lequel les produits et les compositions sont souvent définis à l'aide de paramètres, les conditions de suffisance de l'exposé sont analysées avec le plus grand soin et les mêmes critères doivent s'appliquer à la condition de reproductibilité sans effort excessif d'un produit sur le marché. Pour que le produit soit considéré comme compris dans l'état de la technique, il faut se demander si la personne du métier aurait été en mesure de préparer le produit en tant que tel, c'est-à-dire un échantillon identique au Rigidex®P450xHP60 dans toutes ses propriétés (pas seulement celles spécifiées dans la revendication 1). Cela n'a toutefois pas été démontré par le requérant (opposant). Au contraire, le requérant a déclaré que "ce qui peut être plus difficile (si le catalyseur utilisé pour le produit d'origine n'est pas connu) est d'obtenir les mêmes propriétés mécaniques que le produit Rigidex". T 1833/14 citée par T 842/14 et T 2916/19 à propos de l'art. 83 CBE.
Dans l'affaire T 1666/16 (poudres – angle de repos), la chambre ne pouvait pas conclure que la personne du métier était en mesure de déterminer la structure interne des produits vendus et de les reproduire sans effort excessif à la date de leur vente, la structure interne de ces produits ne faisant pas partie de l'état de la technique. La question des caractéristiques extrinsèques au regard de l'avis G 1/92 entrait également en ligne de compte.
- G 0001/23
In G 0001/23 the Enlarged Board answered the referred questions as follows:
"1. A product put on the market before the date of filing of a European patent application cannot be excluded from the state of the art within the meaning of Article 54(2) EPC for the sole reason that its composition or internal structure could not be analysed and reproduced by the skilled person before that date.
2. Technical information about such a product which was made available to the public before the filing date forms part of the state of the art within the meaning of Article 54(2) EPC, irrespective of whether the skilled person could analyse and reproduce the product and its composition or internal structure before that date.
3. In view of the answers to Questions 1 and 2 an answer is not required."
The Enlarged Board decided that in interpreting the referred questions, it was not needed to treat analysability independently from reproducibility. The questions turned on the requirement of reproducibility and whether this was indeed a valid condition of an available product for forming part of the state of the art. The Enlarged Board highlighted that the prior art status of non-reproducible man-made products put on the market and non-reproducible naturally occurring materials can be assessed similarly. In addition, the term "reproduce" could cover two possibilities: obtaining again a product put on the market in its readily available form, as well as for the skilled person to manufacture the product themselves. In the context of the referral, the EBA understood the term "reproduce" in the latter, more limited sense. In any event, "reproducibility" was to be understood as being only on the basis of the common general knowledge the skilled person has before the filing date.
The EBA concluded that both interpretations of G 1/92 proposed by the referring board and existing case law lead to absurd results. The first interpretation postulated that non-reproducible but otherwise existing and commercially available products do not belong to the state of the art. The EBA saw this interpretation as establishing a legal fiction overriding facts and which was not explicitly stated in the law. The second interpretation, according to which only the composition of a non-reproducible product is excluded from the prior art, was also seen to lead to absurd results. All starting materials used by the skilled person must be selected on the basis of their desired properties, which in turn are determined by the composition of the material. Also the very first raw material in the production chain inevitably had to come from a natural source. Its composition must be known and consciously exploited by the skilled person, even where they would not be able to reproduce the composition by a different route. The non-reproducible property, the composition, could not be ignored or disregarded, or else there would be no material left for the skilled person to work with.
The EBA therefore provided the correct interpretation of G 1/92 and held that the expected reproducibility of the product must be understood in a broader sense, namely as the ability of the skilled person to obtain and possess the physical product. This meant that the requirement would be inherently fulfilled by a product put on the market. The proper reading of the answer of G 1/92 was set out as follows: "The chemical composition of a product is part of the state of the art when the product as such is available to the public and can be analysed by the skilled person, irrespective of whether or not particular reasons can be identified for analysing the composition."
In turn, this meant that all analysable properties of a product put on the market become public alone by the possibility that they can been analysed, because the product was physically accessible. If the composition can be analysed, this becomes part of the state of the art as well, also if the skilled person is not in the position to reproduce it on their own.
The EBA also explained that prior art that is not considered relevant does not mean that the prior art does not exist. Something that belongs to the existing state of the art need not be relevant for any invention and for all provisions of the EPC where the state of the art is to be taken into account. That a non-reproducible product belongs to the state of the art does not necessarily mean that the product or its features must be taken into account equally when assessing novelty or inventive step.