T 1914/12 13-06-2018
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Procédé de collage d'une bande de nappe souple sur un support
Clarté (oui)
Extension au-delà du contenu de la demande d'origine (non)
Suffisance de description (oui)
Nouveauté (oui)
Pouvoir discrétionnaire quant à la recevabilité d'arguments tardifs (non)
Renvoi à la division d'opposition (oui)
Exclusion de certains documents de l'inspection publique (oui)
Exposé des faits et conclusions
I. La titulaire a formé un recours contre la décision de la division d'opposition de révoquer le brevet européen n° 1 968 779.
Selon la division d'opposition, l'objet de la requête principale ainsi que de la requête subsidiaire 5 découlait de manière évidente de l'état de la technique et que les requêtes subsidiaires 1 à 4 et 6 à 10 ne satisfaisaient pas aux exigences de l'article 123(2) CBE.
La division a, entre autres, considéré les documents suivants:
D3: FR 2 822 815 ;
D17.3: Rapport de M. Michel Barquins du 9 février 2010 (3 pages) ;
D19: Extrait du « Guide pratique : guide du collage », CETIM, 1978 ;
D51: KR 10-2005-0015840 ;
D51b: Traduction du document D51;
D52: FR 2 868 060 A1 ;
D55: WO 2007/052961 A1 ;
RS1: Bruno Gomart, « Genèse de la réticulation à chaud sous pression appliquée à la construction des méthaniers à membrane », portant la date du 8 décembre 2010.
Au cours de la procédure de recours, plusieurs nouveaux documents ont été présentés, et notamment le document RS16 : « Certificate of Type Approval » du Bureau Veritas, daté du 31 octobre 2003, et le document RS24, à savoir la grosse de l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 23 septembre 2014 dans une affaire opposant l'ancienne titulaire du brevet et l'ancienne opposante (désormais titulaire).
II. Pendant la procédure de recours, l'opposante a retiré son opposition (lettre du 15 septembre 2015). Par lettre du 16 septembre 2015, l'ancienne opposante a déclaré que le brevet lui avait été cédé et a demandé l'inscription de cette cession au registre européen des brevets.
Le transfert a pris effet le 17 septembre 2015.
III. Dans sa notification établie conformément à l'article 15(1) du Règlement de procédure des chambres de recours (ci-après « RPCR »), la chambre a exprimé son opinion provisoire concernant la requête principale et les requêtes subsidiaires 1 à 13. Elle a notamment exprimé son intention de ne pas admettre l'argument tardif selon lequel la nature de la colle utilisée constituait une caractéristique distinctive supplémentaire.
IV. La procédure orale devant la chambre de recours a eu lieu le 13 juin 2018.
V. La requérante a demandé l'annulation de la décision attaquée et, à titre principal, le maintien du brevet sous forme modifiée selon la requête principale présentée avec le mémoire exposant les motifs de recours, ou, à titre subsidiaire, en tant que requête subsidiaire 1, le maintien du brevet sous forme modifiée selon la requête subsidiaire 6 présentée avec la lettre en date du 15 octobre 2015 ou, en tant que requête subsidiaire 2, le maintien du brevet sous forme modifiée selon la requête subsidiaire 8 présentée avec la lettre en date du 15 octobre 2015.
En outre, la requérante a demandé à la chambre d'acter son intention d'exclure les documents RS27 et RS28 de l'inspection publique, comme annoncé au point 15 de la notification de la chambre en date du 2 mars 2018.
VI. La revendication 1 de la requête principale est rédigée comme suit (la numérotation des caractéristiques par la chambre est indiquée entre crochets):
« [1-1] Procédé de collage d'une bande de nappe souple sur au moins un support rigide, [1-2] constituant une membrane d'étanchéité d'une paroi d'une cuve calorifugée de confinement d'un gaz liquéfié, intégrée dans la structure porteuse d'un navire, [1-3] ladite nappe et ledit support comprenant chacun au moins une fine feuille métallique continue, collée en sandwich entre deux tissus de fibres de verre, [1-4] ladite paroi de cuve calorifugée étant formée par assemblage d'une pluralité de panneaux préfabriqués [1-5] dont chacun comprend une membrane d'étanchéité insérée entre deux barrières thermiquement isolantes, [1-6] ladite bande de nappe souple assurant la continuité de l'étanchéité de ladite membrane d'étanchéité, au niveau de la jonction entre deux panneaux préfabriqués;
le procédé comprenant les étapes successives de:
- [2] dépoussiérage de la zone de collage,
- [3] dépose uniforme d'un film de colle polymérisable, sur au moins l'une des deux surfaces à coller de la nappe souple et du support,
- [4] lissage dudit film de colle
- [5] mise en place de la bande de nappe souple sur le support,
- [6] marouflage de la nappe souple déposée, de manière à éliminer toutes bulles résiduelles,
- [7] mise en place sur ladite nappe souple, d'un film de protection contre les débordements de colle sur le pourtour de ladite nappe souple, ce film de protection étant de dimensions supérieures à celles de la nappe souple,
le procédé comprenant [8] ultérieurement:
- une étape de mise sous pression de ladite bande de nappe souple contre le support, au moyen d'une presse, et de chauffage simultané de cette bande pendant au moins une partie de la durée de la mise sous pression. »
VII. La requérante (titulaire) a développé les arguments suivants quant à la requête principale.
a) Clarté
Les revendications sont claires.
b) Extension de l'objet
Il n'y a pas de violation de l'article 123(2) CBE.
c) Suffisance de description
L'homme du métier est en mesure de réaliser l'invention. Le choix de la colle est dicté par les organismes de certification. L'essentiel est que l'homme du métier puisse mettre en oeuvre au moins un mode de réalisation, ce qui est le cas.
d) Nouveauté
L'objet de la revendication 1 est nouveau:
- par rapport au document D51, car celui-ci ne divulgue pas les caractéristiques 1-3, 1-5, 3 et 8;
- par rapport au document D3, car il ne divulgue pas les caractéristiques 7 et 8.
e) Activité inventive
L'objet de la revendication 1 est aussi inventif par rapport aux documents D51 et D3 ainsi que D52.
f) Recevabilité de l'argument tardif
La requérante a présenté les arguments suivants en faveur de l'admission de l'argument tardif concernant la nature de la colle utilisée (caractéristique 3) :
i) Les limites du pouvoir discrétionnaire de la chambre
Principe de droit applicable à un argument « tardif »
L'article 13(1) RPCR vise une « modification » présentée par une partie après son mémoire exposant les motifs de recours. La question se pose de savoir si un argument peut être une modification de la position d'une partie. Dans le présent recours, la nouveauté de l'objet de la revendication 1 est un moyen de droit ; le fait que la nature de la colle n'est pas divulguée par le document D51 est un moyen de fait.
Dans son avis G 4/92, la Grande chambre de recours a énoncé que des arguments nouveaux peuvent être retenus dans la décision dans le cas d'une partie absente à une procédure orale.
La jurisprudence a considéré que la situation était différente depuis la révision du RPCR. La décision T 1621/09 a considéré qu'un argument pouvait être considéré comme une modification de la position d'une partie et que la chambre avait un pouvoir discrétionnaire pour l'admettre ou non.
Or, dans la hiérarchie des normes, l'autorité du RPCR doit céder devant la CBE et les principes généraux de droit procédural applicables dans les Etats contractants.
Le pouvoir d'appréciation d'un argument tardif doit ici être écarté au profit de principes d'ordre supérieur
En refusant d'admettre l'argument tardif, la chambre violerait l'article 125 CBE, qui englobe le principe du droit à un procès équitable généralement admis dans les Etats contractants.
L'appréciation d'un argument tardif doit être appliquée selon un critère plus souple que les faits, preuves ou requêtes, d'après le RPCR interprété à la lumière des travaux préparatoires et de l'avis G 4/92.
Les chambres de recours ne doivent se conformer qu'aux seules dispositions de la CBE (article 23(3) CBE). Le RPCR n'est pas mentionné à l'article 164 CBE comme faisant partie intégrante de la CBE.
La décision T 1621/09 du 22 septembre 2011 souligne que le dernier rapport précédant l'adoption du RPCR a supprimé les arguments de la liste des cas dans lesquels la chambre dispose d'un pouvoir d'appréciation.
A tout le moins, l'irrecevabilité d'arguments tardifs ne devrait être prononcée que dans des cas extrêmes ou critiques, où manifestement le comportement d'une partie procède d'abus tactiques.
Par ailleurs, l'article 114(1) CBE impose d'admettre l'argument tardif sur la nature de la colle.
Cela ressort, par exemple, de la décision T 1794/12 du 6 janvier 2018.
Les chambres restent toujours libres d'adopter une nouvelle interprétation des documents proposés. Cette liberté est essentielle au pouvoir de juger, lequel impose à la chambre de prendre en considération la réalité des faits. Refuser de le faire au nom de la tardiveté de l'argument reviendrait à abandonner le pouvoir de juger. Ni l'article 114(2) CBE, ni le RPCR ne peuvent justifier un tel abandon, qui serait contraire à l'esprit et aux objectifs de la CBE.
En outre, le droit d'être entendu défini par l'article 113(1) CBE impose de prendre en considération l'argument sur la nature de la colle (cf. T 763/04, point 4.4 des motifs). Le refus de prendre en compte l'argument malgré sa grande pertinence de prime abord constituerait un vice substantiel de procédure au sens de la règle 106 CBE. La non-prise en compte de la réalité de la divulgation du document D51 constituerait un vice fondamental au sens de la règle 104 b) CBE. A cela s'ajoute que le droit à un procès équitable impose lui aussi la prise en compte de l'argument tardif.
Il existe un principe admis dans les Etats contractants selon lequel un point prouvé au-delà de la controverse doit être pris en compte dans l'intérêt de la justice.
Au cours de la procédure orale, la requérante a nuancé ces propos en expliquant que la situation dépendait de la nature de l'argument. En l'espèce, l'argument tardif est un argument de pur fait concernant la réalité technique sous-jacente, à savoir la nature de la colle utilisée. La chambre ne dispose d'aucun (ou de peu) de pouvoir discrétionnaire concernant les faits qui définissent la réalité technique sous-jacente. Elle doit la prendre en compte, même si elle n'a pas été perçue en ce sens par les parties et par la division d'opposition. La chambre a le pouvoir, mais aussi le devoir de juger, ce qui implique de ne pas déformer les faits. Dès lors qu'un fait a été soulevé, il appartient à la chambre de vérifier si ce fait correspond à la réalité technique. Ce serait choquant si la chambre ignorait la réalité technique en invoquant le règlement de procédure. Elle ne peut se fonder sur une interprétation technique manifestement erronée. La chambre doit apprécier la réalité technique, qui est indépendante de la manière dont les parties ou la division d'opposition l'ont perçue. En ce qui concerne l'appréciation des faits, le pouvoir discrétionnaire de la chambre n'existe quasiment pas (cf. T 1794/12, précité). Il convient de distinguer les arguments de fait des arguments de plaidoirie. En l'espèce, ce ne sont pas les faits de la cause qui ont changé, mais la position des parties sur l'interprétation d'un document. La chambre peut d'office se prononcer sur la nature d'un document, et cela relève même de son devoir.
La requérante a également attiré l'attention de la chambre sur la décision T 385/97 du 11 octobre 2000, point 3.2 des motifs : « ... If first instance departments and/or parties have failed to take account of highly relevant matter which is clearly available in the EPO file and which relates to a ground of opposition, the Board's competence extends to rectifying the position by consideration of that matter provided, of course, the parties' procedural rights to fair and equal treatment are respected. »
Invitée par la chambre à se positionner par rapport aux exigences de l'article 114(2) CBE, la requérante a expliqué que la question à se poser était de savoir si la chambre est en mesure de se prononcer sur un fait soulevé en 2015. L'expression « en temps utile » doit être interprétée à l'égard du droit des parties à un procès équitable et du devoir qu'a la chambre de juger. En l'espèce, l'argument a été soulevé en temps utile. La question pourrait se poser si l'argument avait été soulevé pour la première fois lors de la procédure orale, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Le devoir de juger reste prédominant par rapport à des considérations procédurales ou des questions d'organisation interne. La question décisive est de savoir s'il est possible, de façon décente, de prendre en compte l'argument.
La requérante a également attiré l'attention de la chambre sur la gradation des éléments tardifs : motifs, documents, arguments. On ne saurait appliquer les mêmes critères à ces trois éléments. En ce qui concerne les arguments, il y a eu une évolution ; la situation n'est pas si claire, compte tenu des travaux préparatoires et des décisions de la Grande Chambre de recours. La chambre doit être disposée à accepter de nouveaux arguments, sauf en cas d'abus.
g) Renvoi à la première instance
Au cas où la chambre admettrait l'argument tardif de la requérante concernant la nature de la colle utilisée (caractéristique 3), un renvoi de l'affaire en première instance est demandé par la requérante.
Motifs de la décision
1. Droit applicable
La demande de brevet sur la base de laquelle le brevet a été délivré, a été déposée le 17 novembre 2006. Par conséquent, en application de l'article 7 de l'Acte portant révision de la CBE en date du 29 novembre 2000 (JO OEB, édition spéciale 4/2007, 235) et de la Décision du Conseil d'administration du 28 juin 2001 relative aux dispositions transitoires au titre de l'article 7 de l'Acte de révision de la Convention sur le brevet européen du 29 novembre 2000 (JO OEB, édition spéciale 4/2007, 237) les articles 54, 84, 100, 113 et 114 CBE 1973 ainsi que l'article 123 CBE (2000) lui sont applicables.
2. Interprétation de la revendication 1
2.1 Caractéristique 1-2: « constituant »
La revendication 1 concerne un « procédé de collage d'une bande de nappe souple sur au moins un support rigide, constituant une membrane d'étanchéité d'une paroi d'une cuve calorifugée de confinement d'un gaz liquéfié ». La division d'opposition s'est posé la question de savoir si le mot « constituant » se référait à la nappe souple, à la bande rigide ou à l'ensemble formé par les deux. Elle a déduit, de la caractéristique 1-6, selon laquelle la bande de nappe souple assure la continuité de l'étanchéité de la membrane d'étanchéité, que c'est nécessairement le support rigide qui constitue la membrane d'étanchéité. L'opposante n'ayant pas présenté d'arguments persuasifs à l'encontre de cet argument, la chambre adopte cette interprétation.
2.2 Caractéristique 8: « mise sous pression de ladite bande ... au moyen d'une presse »
La requérante a fait valoir que l'expression « mise sous pression de ladite bande » signifiait une mise sous pression, en même temps, de la bande dans son ensemble (et non pas de manière localisée) pendant une certaine durée. Cet argument n'a pas convaincu la chambre. La caractéristique ne nécessite pas une mise sous pression de l'intégralité de la bande en même temps ; la simultanéité évoquée dans la caractéristique 8 vise le fait que le chauffage se fait en même temps que la mise sous pression. Par ailleurs, la caractéristique 8 ne suggère pas non plus une durée minimale. L'expression « presse » couvre tout dispositif permettant d'exercer une pression.
3. Clarté (article 84 CBE 1973)
Avant de retirer son opposition, l'intimée avait fondé son objection de clarté sur le mot « constituant » dans la caractéristique 1-2. Compte tenu de son interprétation de la caractéristique 1-2 (voir point 2.1), la chambre estime cette objection mal fondée.
Une deuxième objection concerne le fait que l'expression « une membrane d'étanchéité » est utilisée à deux reprises (dans les caractéristiques 1-2 et 1-5). La chambre est de l'avis que cette imperfection dans la rédaction de la revendication n'est pas de nature à sérieusement troubler l'homme du métier. Il comprendrait que l'ensemble des membranes d'étanchéité de chaque panneau forme une membrane d'étanchéité.
Par conséquent, la chambre est arrivée à la conclusion que la revendication 1 remplit les exigences de l'article 84 CBE 1973.
4. Extension de l'objet (article 123(2) CBE)
La revendication 1 constitue pour l'essentiel une combinaison des revendications 1 et 15 telles que délivrées. L'objection au titre de l'article 123(2) CBE se fondait sur la façon dont la revendication 15 avait été incorporée dans la revendication 1. Elle s'appuyait sur le fait que la revendication 15 d'origine précise que le procédé de collage est « appliqué à la réalisation de la paroi » alors que la revendication 1 de la requête principale évoque « un support rigide, constituant une membrane d'étanchéité » de la paroi. La division d'opposition a jugé que le procédé selon la revendication 1 participait à la réalisation de la membrane d'étanchéité de la paroi et qu'il était donc toujours « appliqué à la réalisation de la paroi » au sens de la revendication 15 d'origine.
Comme cela est expliqué dans la demande d'origine (page 1, ligne 14 jusqu'à la page 3, ligne 4), les cuves utilisées sur les navires de transport de gaz liquéfié sont réalisées à partir d'une pluralité de panneaux préfabriqués comportant une membrane secondaire et des isolants thermiques. Un matériau isolant est inséré entre ces panneaux. Pour assurer la continuité de l'étanchéité de la membrane secondaire, les rebords périphériques sont recouverts d'une bande de nappe souple, puis les couloirs définis par les rebords sont comblés avec des pavés et la membrane primaire est posée. L'invention concerne le procédé de collage de la bande de nappe souple. Ce procédé participe à la réalisation de la paroi et est, par conséquent, « appliqué à la réalisation » de cette paroi au sens de la revendication 15 de la demande d'origine.
La précision que le support rigide constitue une membrane d'étanchéité, même si elle n'est pas littéralement divulguée dans la demande d'origine, n'étend pas non plus la revendication au-delà du contenu de la demande d'origine, car ce support rigide comporte une telle membrane (voir par exemple, page 2, lignes 10 à 15) et constitue de ce fait une membrane lui-même.
La chambre partage donc l'opinion de la division d'opposition selon laquelle la revendication 1 ne s'étend pas au-delà du contenu de la demande d'origine.
5. Insuffisance de description (article 100 b) CBE 1973)
La chambre n'a pas de doute que le brevet divulgue l'invention d'une manière suffisamment claire et complète pour qu'un homme du métier puisse l'exécuter, étant donné que le choix de la colle est dicté par les organismes de certification (voir, par exemple, le document RS16 du Bureau Veritas).
Il serait excessif d'exiger la divulgation de l'ensemble des colles et des conditions de collage devant être utilisées, ces éléments étant à la portée de l'homme du métier.
6. Nouveauté (article 54 CBE 1973)
Dans sa notification établie conformément à l'article 15(1) RPCR en date du 2 mars 2018, la chambre a présenté son avis provisoire selon lequel l'objet de la revendication 1 est nouveau par rapport aux documents D51 (voir le point 6.5.1 de la notification) et D55 (point 6.5.2).
La chambre a expliqué que l'objet de la revendication 1 se distinguait de la divulgation du document D51 par les caractéristiques 1-3 et 1-5 (point 6.5.1), mais que ces différences découlaient de manière évidente de l'enseignement du document D51 en combinaison avec les connaissances générales de l'homme du métier (point 6.6).
La requérante avait fait valoir, dans son mémoire exposant les motifs de recours en date du 15 octobre 2015, que l'objet de la revendication 1 se distinguait de l'enseignement du document D51 en outre par le fait que l'on pose un film de colle polymérisable (caractéristique 3), alors que le document D51 n'évoque que des colles thermoplastiques. Dans sa notification, la chambre a exprimé son avis provisoire que cet argument était tardif et qu'elle envisageait de ne pas l'admettre, en application de l'article 13(1) RPCR.
La question de savoir si la chambre disposait d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard et si, le cas échéant, elle devait l'exercer de manière à admettre cet argument, a été l'objet principal des débats lors de la procédure orale.
7. Existence d'un pouvoir discrétionnaire à l'égard d'arguments tardifs
Avant d'aborder la question de savoir si la chambre dispose d'un pouvoir discrétionnaire quant à l'admission d'arguments qui ont été présentés tardivement, il convient de clarifier ce qu'on entend par « argument » et à bien distinguer un « argument » d'un « fait ».
7.1 Faits et arguments
Il semble utile de considérer à la fois le sens commun des termes « fait » et « argument » et le sens particulier qu'ils reçoivent dans le domaine du droit. Si ce dernier devrait prévaloir dans les textes de droit proprement dits, le sens commun peut influencer la manière dont les termes sont compris dans l'application pratique de ces textes.
7.1.1 Sens commun des termes
Selon le dictionnaire Larousse, le « fait » désigne « ce qui est reconnu comme certain, incontestable ». Ce sens semble aussi être celui des mots « Tatsache » (Duden : « wirklicher, gegebener Umstand; Faktum ») et « fact » (Oxford English Dictionary : « that which is known (or firmly believed) to be real or true; what has actually happened or is the case; truth attested by direct observation or authentic testimony; reality ».
Le mot « argument » couvre un champ sémantique assez large. Un argument au sens étroit peut se définir comme une proposition avancée dans le but de convaincre (cf. la définition de l'Oxford English Dictionary : « a statement or fact advanced for the purpose of influencing the mind; a reason »). D'autre part, le mot « argument » désigne souvent, dans un sens plus large, un ensemble de propositions formant un raisonnement ou une argumentation (cf. Oxford English Dictionary : « a connected series of statements or reasons intended to establish a position (and, hence, to refute the opposite); a process of reasoning; argumentation. ») Le mot allemand « Argument » correspond plutôt au sens étroit du mot français ; pour exprimer le sens plus large, on utiliserait plutôt le mot « Argumentation ».
7.1.2 Usage particulier dans le domaine du droit
Le dictionnaire Larousse définit le « fait » comme « tout événement susceptible de produire des effets de droit, d'avoir des conséquences juridiques ». Le Dictionnaire du droit privé de Serge Braudo (https://www.dictionnaire-juridique.com/) y voit :
« une circonstance qui tombe sous l'un des cinq sens. Les faits de la causes [sic] sont les évènements qui ont joué un rôle dans la naissance et dans le développement du litige dont le tribunal est saisi. Il incombe aux parties d'énoncer et de prouver les circonstances qu'elles allèguent comme fondant leur prétention. Cette énonciation des circonstances est importante car elle forme le cadre du litige dont le juge ne peut sortir. »
De façon similaire, le Oxford English Dictionary définit « fact » dans son acception juridique comme « the sum of circumstances and incidents of a case, looked at apart from their legal bearing ».
Une catégorie particulière de faits sont les « faits procéduraux » ou faits relatifs à la procédure, qui comprennent les actes de procédure (y compris des parties et d'instances de degré inférieur) qui ont une portée sur la décision à prendre. Ce sont ces faits qui apparaissent dans la partie « exposé des faits et conclusions » (« facts and submissions ») des décisions des chambres de recours.
Quant au terme « argument », le Dictionnaire du droit privé déjà cité le définit comme suit :
« L'« argument » est la proposition que les parties à un procès font valoir à l'appui de la thèse qu'elles défendent. L'ensemble des arguments constitue l'argumentation. [...]
Très souvent les praticiens utilisent « argument » comme synonyme de « moyen ». Si l'on veut être précis, l'argument est une déclaration qui vient au soutien d'un moyen. L'argument s'énonce en le faisant débuter par « parce que ... » ou par toute autre expression qui fait état une [sic] raison de droit ou de fait susceptible d'étayer le moyen. Celui-ci constitue le motif de droit ou de fait dont le bien fondé doit justifier la décision du juge et auquel il doit répondre par un « attendu » (en anglais : « whereas »).
Alors que la Cour de Cassation annule tout jugement rendu en dernier ressort ou tout arrêt qui n'aurait pas répondu à un moyen soulevé par l'une des parties, en revanche elle énonce que le juge « n'a pas à suivre les parties dans le détail de leur argumentation ». » (C'est la chambre qui souligne.)
7.1.3 Usage dans la CBE et dans la jurisprudence
La CBE ne contient pas de définition des termes « fait » et « argument », mais l'article 114(1) CBE, uniquement dans sa version anglaise, distingue les faits des éléments de preuve et des arguments (« facts, evidence and arguments »). Pour le législateur, il s'agit donc de trois catégories distinctes.
La jurisprudence a cherché à cerner la signification de ces termes :
a) Définition de « fait »
La décision T 604/01 du 12 août 2004 (voir point 6.1 des motifs) définit les « faits » en suivant le Oxford English Dictionary (voir point 7.1.2 ci-dessus) et précise que la demande d'origine, le brevet tel que délivré et les revendications telles que modifiées sont des faits sur lesquels une objection au titre des articles 123(2) et (3) CBE est fondée.
La décision T 926/07 du 14 mai 2008 s'appuie sur le commentaire de Singer et Stauder (4**(e) édition, article 114, note en marge 44) pour définir les « faits » comme « des circonstances factuelles alléguées, qui doivent éventuellement être étayées par des preuves » (« ... behauptete Sachverhalte, die ggf. durch Beweismittel zu belegen sind ... », point 2.1.1 des motifs ; définition reprise dans la décision T 1553/07 du 8 juin 2010, point 12 des motifs, qui cite la 5**(e) édition du commentaire et sa note en marge 48).
La décision T 1448/09 du 18 février 2014 concerne un cas où la division d'examen avait fondé son constat d'absence d'activité inventive sur les connaissances générales de l'homme du métier. Dans ce contexte, la chambre a noté :
« Il ressort de la décision de la Grande Chambre dans l'affaire G 4/92 ... que si des arguments peuvent être présentés à tout moment, y compris en l'absence d'une partie au cours d'une procédure orale, il ne saurait en être de même de faits nouveaux sur lesquels une décision reposerait. Or, même si la référence aux connaissances générales relève de l'argumentation, l'existence de celles-ci relève des faits de la cause. ». (voir point 3.2 des motifs).
Bien entendu, de nouveaux jeux de revendications ne constituent pas des « faits » au sens de l'article 114 CBE (T 133/92 du 18 octobre 1994, point 7 des motifs, T 912/91 du 25 octobre 1994, point 10 des motifs, T 771/92 du 19 juillet 1995, point 7 des motifs, T 235/08 du 8 avril 2009, point 6.1 des motifs).
b) Définition du terme « argument »
Dans son avis G 4/92 du 29 octobre 1993, la Grande Chambre de Recours considère que de nouveaux arguments « constituent en principe un raisonnement invoqué au soutien des moyens de droit et de fait déjà présentés » (voir point 10 des motifs).
La décision T 1553/07 du 8 juin 2010, au point 12 des motifs, a précisé que des arguments ne sont pas nécessairement présentés au soutien de moyens de fait, mais peuvent aussi être dirigés contre de tels moyens (« In ihrer Stellungnahme G 4/92 ... ging die Große Beschwerdekammer davon aus, dass es sich bei neuen Argumenten nicht um ein neues Vorbringen als solches, sondern um eine Untermauerung von bereits vorgebrachten Tatsachen handelt .... Nach Auffassung der Kammer zählen zu den Argumenten auch Ausführungen, die sich gegen bereits vorgebrachte Tatsachen (einschließlich etwaiger Beweismittel) richten.»).
La décision T 92/92 du 21 septembre 1993 (point 2 des motifs) comprend le terme « argument » dans le contexte de l'article 114 CBE en sa version anglaise comme englobant « les propositions des parties concernant les conséquences qui résultent de l'application de la loi aux faits et éléments de preuve présentés à temps » (« ... the parties' submissions as to the consequences that result from applying the law to the facts and evidence submitted in due time ... » ; définition reprise dans la décision T 926/07 du 14 mai 2008, point 2.1.1 des motifs : « ... diejenigen Ausführungen, die sich bei Anwendung des Rechts auf die rechtzeitig vorgebrachten Tatsachen und Beweismittel ergeben ... »).
Une analyse (non-exhaustive) des décisions des chambres de recours permet de constater que le concept d'« argument » n'est pas toujours manié avec la précision nécessaire. Ainsi, il a été décidé qu'il engloberait:
- des décisions antérieures citées à l'appui d'arguments (T 861/93 du 29 avril 1994, point 12 des motifs ; cf. T 33/93 du 5 mai 1993, point 4 des motifs) : selon la présente chambre, il serait plus judicieux de considérer des décisions antérieures comme étant des faits ; en revanche, l'assertion que leur ratio decidendi est applicable dans un cas particulier semble constituer un argument ;
- la reformulation d'une objection de défaut de nouveauté en une objection de défaut d'activité inventive (T 191/98 du 4 mars 2003, point 5.4 des motifs, T 131/01 du 18 juillet 2002, point 4.1 des motifs) ;
- une objection au titre des articles 123(2) et (3) CBE (T 604/01 du 12 août 2004, point 6.1 des motifs) ou de l'article 100 b) CBE (T 671/08 du 18 septembre 2012, point 7.5 des motifs) : la présente chambre est de l'avis qu'il s'agit de nouveaux moyens plutôt que de nouveaux arguments ;
- une ligne d'argumentation concernant l'activité inventive (T 704/06 du 15 mars 2007, point 4 des motifs ; T 1621/09 du 22 septembre 2011, point 13 des motifs ; T 1098/11 du 22 décembre 2015, point 4.1 des motifs, étant observé que la chambre parle de « lignes d'attaque » plutôt que d'« arguments ») ;
- des raisons pourquoi un usage antérieur allégué ne doit pas être considéré comme étant établi (T 1553/07 du 8 juin 2010, point 12 des motifs) ;
- une référence aux connaissances générales de l'homme du métier (T 1448/09 du 18 février 2014, point 3.2 des motifs) ;
- l'existence d'un effet spécial permettant d'expliquer une caractéristique (R 10/10 du 17 décembre 2010, point 2.4 des motifs).
7.1.4 Conclusion
Le sens commun des mots et leur usage dans le contexte juridictionnel conduit à distinguer les termes « fait » et « argument ». Un « fait » peut être compris comme élément factuel (ou prétendument tel) ou une circonstance sur lequel une partie fonde ses prétentions, alors qu'un « argument » désignerait une proposition qu'une partie fonde sur un ou plusieurs faits et qui soutient le moyen qu'elle fait valoir.
A titre d'exemple, lorsqu'un brevet est opposé au titre de la nouveauté et que l'opposante argue du défaut de nouveauté de la revendication 1 sur le fondement de la divulgation du paragraphe [0017] du document D1, le moyen invoqué est le défaut de nouveauté (c'est-à-dire la prétention que l'objet de la revendication est compris dans l'état de la technique). Ce moyen s'appuie sur un ou plusieurs arguments (au sens large, l'argumentation), en l'occurrence l'argument que l'objet de la revendication est divulgué dans le paragraphe [0017] du document D1. Une traduction ou une copie de ce document est déposée comme (élément de) preuve. L'argumentation se fonde sur le fait que constitue le texte de ce paragraphe. Elle comprend, par exemple, l'argument (au sens étroit) que l'homme du métier, compte tenu de ses connaissances générales, comprendrait que la caractéristique X qui n'est pas divulguée de façon explicite dans le paragraphe [0017] y est divulguée de façon implicite.
Par ailleurs, la jurisprudence distingue parfois entre « argument » et « ligne d'arguments ». Cette distinction ne justifie pas pour autant une différence de traitement, dans la mesure où une ligne d'arguments est constituée par un enchaînement d'arguments et que la CBE n'offre pas de base légale pour fonder une différence de traitement entre un argument pris isolément et une pluralité d'arguments.
7.2 Recevabilité d'arguments tardifs
7.2.1 Dispositions légales
a) Dispositions de la CBE et de son Règlement d'exécution
Parmi les dispositions de la CBE qui sont pertinentes pour la question de la recevabilité d'arguments, à savoir les articles 113(1) et 114(1) et (2) CBE, seul l'article 114(1) CBE dans sa version anglaise fait référence aux « arguments ».
L'article 113(1) CBE, qui définit le droit d'être entendu des parties, se réfère aux « motifs » (DE : « Gründe » ; EN : « grounds or evidence ») sur lesquels une décision peut être fondée.
L'article 114(1), première partie de phrase, CBE affirme le principe de l'examen d'office des « faits » (DE : « Sachverhalt » ; EN : « facts »). Il est précisé, à l'article 114(1), seconde partie de phrase, CBE que cet examen n'est limité ni aux « moyens » invoqués ni aux « demandes » présentées par les parties. Si la version allemande est assez proche (« ... es ist dabei weder auf das Vorbringen noch auf die Anträge der Beteiligten beschränkt »), la version anglaise est plus précise en mentionnant des faits, des éléments de preuve et des arguments (« ... it shall not be restricted in this examination to the facts, evidence and arguments provided by the parties and the relief sought. »).
L'article 114(2) CBE confère aux instances de l'OEB un pouvoir discrétionnaire quant à l'admission de « faits » (DE : « Tatsachen » ; EN : « facts ») que les parties n'ont pas invoqués ou des « preuves » (DE : « Beweismittel » ; EN : « evidence ») qu'elles n'ont pas produites en temps utile. On notera que la version anglaise se limite ici aux seuls faits et éléments de preuve (« facts or evidence ») et ne reprend pas la référence aux arguments de l'article 114(1), seconde partie de phrase, CBE (« facts, evidence and arguments »).
Si l'on s'en tient à la version anglaise des paragraphes 1 et 2 de l'article 114 CBE, qui semble exprimer la volonté du législateur avec plus de précision, on constate :
- que les arguments doivent être distingués des faits et des éléments de preuve; et
- que le pouvoir discrétionnaire formulé au paragraphe 2 ne s'étend pas aux arguments tardifs.
D'autre part, la règle 76(2) CBE énonce les exigences auxquelles doit satisfaire l'acte d'opposition; dans son alinéa c), elle prévoit qu'il doit contenir une déclaration précisant la mesure dans laquelle le brevet européen est mis en cause par l'opposition, les motifs sur lesquels l'opposition se fonde ainsi que « les faits et les preuves » invoqués à l'appui de ces motifs.
De même, la règle 116(1) CBE considère une situation où l'Office a cité les parties à une procédure orale et précise que des « faits ou preuves » présentés après la date limite fixée par l'Office peuvent ne pas être pris en considération.
Dans les deux cas, les termes utilisés dans les trois langues officielles sont identiques à ceux de l'article 114(2) CBE dans sa version anglaise.
b) Dispositions du Règlement de procédure des chambres
L'article 13(1) du Règlement de procédure des chambres de recours (RPCR), qui précise l'application de l'article 114(2) CBE dans les procédures devant les chambres de recours, dispose :
« L'admission et l'examen de toute modification présentée par une partie (DE : « Änderungen des Vorbringens eines Beteiligten » ; EN : « amendment to a party's case ») après que celle-ci a déposé son mémoire exposant les motifs du recours ou sa réponse sont laissés à l'appréciation de la chambre. La chambre exerce son pouvoir d'appréciation en tenant compte, entre autres, de la complexité du nouvel objet, de l'état de la procédure et du principe de l'économie de la procédure. »
Cette disposition ne se réfère donc pas explicitement aux arguments, mais il y a une référence indirecte, dans la mesure où la modification concerne les moyens formant le fondement de la procédure au sens de l'article 12(2) RPBA :
« Le mémoire exposant les motifs du recours et la réponse doivent contenir l'ensemble des moyens invoqués par une partie (DE : « den vollständigen Sachvortrag eines Beteiligten » ; EN : « a party's complete case »). Ils doivent présenter de façon claire et concise les motifs pour lesquels il est demandé d'annuler, de modifier ou de confirmer la décision attaquée, et doivent exposer expressément et de façon précise tous les faits, arguments et justifications (DE : « alle Tatsachen, Argumente und Beweismittel » ; EN : « all the facts, arguments and evidence ») qui sont invoqués. »
De nouveau, le lien entre les articles 12 et 13 est le plus explicite dans la version anglaise, dans la mesure où l'article 12(2) et l'article 13(1) se réfèrent dans les mêmes termes (« a party's ... case ») aux moyens invoqués par une partie.
La disposition correspondant à l'actuel article 13(1) RPCR a été introduite dans le RPCR - en tant qu'article 10ter (en allemand et anglais : 10 b) - par décision du Conseil d'administration du 12 décembre 2002 entrée en vigueur le 1**(er) mai 2003 (cf. JO OEB 2003, 61 et 89).
Il n'est pas sans intérêt de noter que les travaux préparatoires concernant le règlement modifié montrent que la recevabilité de nouveaux arguments a été débattue par les instances chargés de l'élaboration du nouveau RPCR.
Une première ébauche du rapport d'un groupe de travail nommé « Procedure Working Party » explique en son point 2.2 la raison d'être du nouvel article, à savoir permettre à une chambre de refuser toute modification des moyens invoqués par une partie, « qu'il s'agisse de faits, éléments de preuve, arguments ou requêtes » (« a party's case as filed (whether relating to facts, evidence, arguments or requests) »).
Cette formulation se trouve également dans la « Proposition de modification du règlement de procédure des chambres de recours (RPCR) que l'instance prévue à la règle 10(1) CBE (le "Praesidium" des chambres de recours) a l'intention d'adopter » du 26 septembre 2002, soumise par le Praesidium des chambres de recours à l'attention du Comité « Droit des brevets » (CA/PL 11/02) :
« Article 10ter
Si l'admission des modifications des moyens d'une partie (et ce qu'il s'agisse des faits, des preuves, des arguments ou des requêtes) est laissée à l'appréciation de la chambre, comme tel est le cas actuellement, lorsque ces modifications sont produites après le moment limite défini aux articles 10bis(1 ) et 10ter(1), la chambre serait expressément habilitée par l'article 10ter à rejeter de telles modifications en raison de la complexité du nouvel objet, de l'état de la procédure et du principe de l'économie de la procédure. En particulier, les modifications ne seront pas admises si elles conduisent au renvoi de la procédure orale. » (page 16, c'est la chambre qui souligne)
Le Comité « Droit des brevets » s'est réuni les 15 et 16 octobre 2002 ; le compte-rendu de cette réunion (document CA/PV 19) mentionne l'article 10ter uniquement en son point 105 :
« En réponse à une question de la délégation allemande, l'OEB confirme que l'article 10ter(1) RPCR exclut tout nouvel exposé des faits, mais non une modification de l'appréciation juridique. Une formulation ouverte a été adoptée afin de permettre une évolution du droit sur la base de la pratique jurisprudentielle. »
Le 12 novembre 2002, le Praesidium a adopté le règlement et a soumis le document CA/133/02 au Conseil d'administration pour approbation. Ce document reprend pour l'essentiel le document CA/PL 11/02 ; le texte concernant l'article 10ter RPCR comprend une différence notable, dans la mesure où la référence aux arguments a été supprimée :
« Si l'admission des modifications des moyens d'une partie (et ce qu'il s'agisse des faits, des preuves ou des requêtes) est laissée à l'appréciation de la chambre, comme tel est le cas actuellement, lorsque ces modifications sont produites après le moment limite défini aux articles 10bis(1) et 10ter(1), la chambre sera expressément habilitée par l'article 10ter à rejeter de telles modifications en raison de la complexité du nouvel objet, de l'état de la procédure et du principe de l'économie de la procédure. En particulier, les modifications ne seront pas admises si elles conduisent au renvoi de la procédure orale. » (page 16)
Ce changement (suppression des mots « des arguments ») semble exprimer la volonté du Praesidium, après consultation du Comité « Droit des brevets », d'exclure les arguments du pouvoir discrétionnaire, entendu dans la jurisprudence au sens de libre pouvoir d'appréciation, conféré aux chambres de recours.
7.2.2 Jurisprudence
a) Jurisprudence avant 2011
Dans son avis G 4/92 du 29 octobre 1993, rendu en langue française, la Grande Chambre de Recours s'est prononcée sur la possibilité de fonder une décision à l'encontre d'une partie qui est volontairement absente à la procédure orale sur des faits, des moyens de preuve ou des arguments nouveaux présentés lors de la procédure orale. Au point 10 des motifs, la Grande Chambre prend position sur les arguments nouveaux :
« En ce qui concerne les nouveaux arguments, les conditions de l'article 113(1) CBE restent respectées même si une partie, en raison de son absence volontaire, n'a pas eu la possibilité de s'exprimer à leur sujet lors de la procédure orale dans la mesure où ils n'ont pas pour effet de modifier les motifs sur lesquels se fonde la décision car ils constituent en principe non des moyens nouveaux mais un raisonnement invoqué au soutien des moyens de droit et de fait déjà présentés. »
Dans sa décision G 4/95 en date du 19 février 1996, la Grande Chambre de recours s'est penchée sur la possibilité d'admettre un exposé oral d'une personne accompagnant un mandataire agréé lors d'une procédure orale. La décision contient un obiter dictum concernant les arguments:
« D'une manière générale, la présentation d'arguments sur la base de faits et preuves antérieurement produits est permise à tous les stades de la procédure d'opposition ou de recours sur opposition, à la discrétion de l'OEB. » (voir le point 4 b) des motifs)
Malheureusement, la Grande Chambre n'indique pas la base légale conférant ce pouvoir discrétionnaire.
On trouve dans la jurisprudence antérieure à l'entrée en vigueur de l'article 13 RPCR des décisions qui constatent que des « arguments » n'entrent pas dans la sphère de l'article 114(2) CBE, comme par exemple les décisions T 861/93 du 29 avril 1994, point 12 des motifs, T 92/92 du 21 septembre 1993 point 2 des motifs, T 131/01 du 18 juillet 2002, point 4.2 des motifs.
Même après la modification du RPCR par le législateur en 2003, plusieurs chambres ont maintenu la position selon laquelle des arguments sont exclus du pouvoir discrétionnaire selon l'article 114(2) CBE ; à titre d'exemple, on peut citer les décisions T 386/01 du 24 juillet 2003, point 2 des motifs, T 704/06 du 15 mars 2007, point 3 des motifs, T 926/07 du 14 mai 2008, point 2.1 des motifs, T 1553/07 du 8 juin 2010, point 11 des motifs, T 150/09 du 23 septembre 2010, point 2.1 des motifs.
b) Les décisions T 1069/08 et T 1621/09
Deux décisions rendues en septembre 2011 ont remis en question cette approche, en s'appuyant sur l'article 13(1) RPCR en combinaison avec l'article 12(2) RPCR.
Dans la décision T 1069/08 du 8 septembre 2011, au point 28.1 des motifs, une chambre a décidé qu'un argument nouveau concernant l'activité inventive présenté lors de la procédure orale devant la chambre constituait une modification des moyens invoqués au sens de l'article 12(2) RPCR et que son admission était laissé à l'appréciation de la chambre, en application de l'article 13(1) RPCR.
Dans la décision T 1621/09 du 22 septembre 2011, une autre chambre est parvenue à la conclusion qu'un nouvel argument présenté par une partie pendant une procédure de recours, et ayant pour effet de modifier les moyens invoqués, ne peut être introduit dans la procédure que par le biais d'une décision discrétionnaire de la chambre, en tant que modification des moyens invoqués au titre de l'article 13 RPCR. Selon la chambre, dans la mesure où l'avis de la Grande Chambre G 4/92 concerne la recevabilité de nouveaux arguments en général, il doit être considéré comme ayant été modifié par l'introduction du RPCR entré en vigueur le 1**(er) mai 2003 (voir point 37 des motifs).
Bien qu'elle évoque longuement les travaux préparatoires (voir points 25 à 35 des motifs), la chambre ne tire pas de conclusion de la suppression de la référence aux arguments dans le document consultatif CA/133/02, mais se fonde essentiellement sur le fait que l'article 12(2) RCPR englobe les faits, arguments et éléments de preuve (« facts, arguments and evidence ») dans « les moyens invoqués » (en anglais: « case ») (voir point 33 des motifs).
La chambre a également noté (voir les points 36 et 37 des motifs) qu'un certain nombre de décisions postérieures à l'entrée en vigueur du RPCR ont maintenu la position traditionnelle selon laquelle des arguments sont exclus du pouvoir discrétionnaire selon l'article 114(2) CBE, mais elle ne leur attache pas d'importance, dans la mesure où il s'agirait d'obiter dicta et/ou les décisions n'auraient pas discuté les dispositions du RPCR.
Par conséquent, la chambre a conclu qu'il n'y a rien dans la jurisprudence des chambres de recours ni dans les travaux préparatoires qui serait susceptible de s'opposer à sa thèse selon laquelle un nouvel argument présenté par une partie pendant une procédure de recours, et ayant pour effet de modifier les moyens invoqués, ne peut être introduit dans la procédure que par le biais d'une décision discrétionnaire de la chambre (voir point 37 des motifs).
c) Jurisprudence depuis 2012
Les décisions T 1069/08 et surtout T 1621/09 ont été suivies par plusieurs chambres. La chambre a recensé dix-sept décisions qui se fondent sur ces décisions pour reconnaître aux chambres, implicitement ou explicitement, un pouvoir discrétionnaire à l'égard d'arguments tardifs, à savoir les décisions T 2332/08 du 14 mars 2012 (point 5.4 des motifs), T 775/09 du 20 mars 2012 (point 11), T 433/11 du 24 mai 2012 (points 56 à 62), T 1799/09 du 20 septembre 2012 (point 6), T 1761/10 du 11 avril 2013 (point 5.3), T 1207/11 du 18 octobre 2013 (point 4.1), T 1732/10 du 19 décembre 2013 (point 3.3.1), T 614/10 du 13 mars 2014 (point 8.2.2), T 607/10 du 10 avril 2014 (point 6.1.3), T 658/11 du 7 mai 2014 (point 2.2), T 2308/11 du 1er juillet 2015 (point 26), T 2048/10 du 21 juillet 2015 (point 9), T 1508/14 du 5 novembre 2015 (point 5), T 1348/11 du 15 janvier 2016 (points 9 à 12), T 55/11 du 16 février 2016 (point 2.3), T 1201/14 du 9 février 2017 (point 3.2.4.2), et T 751/16 du 6 mars 2017 (point 5.2).
On peut noter que ces décisions adoptent les conclusions des décisions T 1069/08 et T 1621/09 sans aborder la validité du raisonnement qui les sous-tend.
Dans neuf de ces décisions, des arguments tardifs n'ont effectivement pas été admis.
Il existe aussi quelques décisions qui contestent la possibilité pour les chambres de ne pas admettre des arguments tardifs. Dans la décision T 671/08 du 18 septembre 2012, au point 7.5 des motifs, la chambre a jugé que la non-admission d'arguments tardifs constituerait une atteinte à l'esprit et la finalité de la CBE. La décision T 1794/12 du 16 janvier 2018 contient un obiter dictum selon lequel
« ... la chambre estime qu'il lui revient de considérer tous les arguments présentés par l'intimée, dès lors que ceux-ci concernent des faits et éléments de preuve déjà admis dans la procédure de recours. En effet, la chambre ne peut s'opposer à la recevabilité d'un moyen qu'elle aurait été obligée de prendre en compte d'office, même si cela présuppose qu'elle ait reconnu la pertinence du moyen en question. Or, les chambres de recours ont obligation de faire référence aux arguments pertinents pour la décision à rendre, qu'ils soient d'ordre juridique ou technique. » (voir point 1 des motifs)
La chambre s'est fondée sur la doctrine, et plus particulièrement sur le point 3.1 de l'article de B. Günzel, « Le traitement des moyens présentés tardivement dans les procédures devant les chambres de recours de l'Office européen des brevets » (JO OEB, Edition Spéciale 2/2007, page 30) :
« Tout d'abord, ne peut être rejeté pour présentation tardive qu'un moyen que l'instance chargée de statuer n'est de toute façon pas obligée, d'office, d'examiner et de prendre en considération. Ainsi, toute instance décisionnaire, y compris les chambres de recours, a pour obligation de faire référence aux arguments d'ordre juridique et technique qui sont pertinents pour rendre la décision. Par conséquent, en tous cas dans la mesure où ils s'appuient sur des faits de la procédure et à l'exception de l'exposé de nouveaux motifs d'opposition, il convient de prendre en considération des arguments de ce type à tout stade de la procédure, même en procédure de recours, et de ne pas les rejeter pour présentation tardive. ».
7.2.3 Conclusion de la chambre
La présente chambre n'est pas convaincue par le raisonnement qui sous-tend les décisions T 1069/08 et T 1621/09, qui se fondent exclusivement sur l'application de l'article 13(1) RPCR à partir du libellé de l'article 12(2) RPCR pour reconnaître aux chambres un pouvoir discrétionnaire relatif aux arguments tardifs. L'interprétation que ces décisions ont retenue ignore que l'article 114(2) CBE ne permet pas de justifier un tel pouvoir discrétionnaire, comme l'ancienne jurisprudence l'a maintes fois affirmé.
La CBE, et notamment son article 114, du moins dans sa version anglaise, pose une différence de traitement des faits et des arguments. L'article 114(2) CBE prévoit notamment et explicitement un pouvoir discrétionnaire quant aux faits invoqués tardivement, et non pour les arguments tardifs qui s'appuient sur des faits qui sont déjà dans la procédure. Même lors de l'élaboration du RPCR, le législateur semble avoir eu l'intention de maintenir cette distinction, comme cela ressort des travaux préparatoires relatifs à l'article 13 RPCR.
Selon la présente chambre, le RPCR, s'il peut préciser et interpréter les dispositions de la CBE, ne saurait conférer aux chambres de recours des pouvoirs que la CBE ne leur donne pas.
Dans ce contexte, il convient aussi de rappeler les termes de l'article 23 RCPR, selon lequel
« le présent règlement de procédure s'impose à toutes les chambres de recours pour autant qu'il ne conduise pas à un résultat incompatible avec l'esprit et avec les objectifs de la Convention. » (c'est la chambre qui souligne)
La chambre conclut donc que les chambres de recours ne disposent pas d'un pouvoir d'appréciation quant à la recevabilité d'arguments tardifs qui se fondent sur des faits qui sont déjà dans la procédure. Selon la chambre, la CBE dans sa forme actuelle n'offre pas aux chambres la possibilité d'ignorer de tels arguments.
7.3 Application à l'espèce
L'affirmation de la requérante concernant la nature de la colle utilisée, présentée pour la première fois par la requérante dans sa lettre en date du 15 octobre 2015, constitue un nouvel argument à l'appui de la thèse qu'elle défend, à savoir que l'objet de la revendication 1 est nouveau par rapport aux document D51.
La prise en compte de cet argument conduit nécessairement à la prise en compte de l'argumentation de la requérante concernant l'activité inventive de l'objet de la revendication 1.
La chambre est arrivée à la conclusion qu'elle n'a pas de pouvoir discrétionnaire concernant l'admission de ces arguments. Il s'ensuit que la différence supplémentaire doit être prise en considération.
8. Renvoi en première instance
Avec cette nouvelle caractéristique distinctive, une nouvelle ligne d'argumentation est à présent soumise pour l'examen de l'activité inventive.
Compte tenu du fait que cette nouvelle caractéristique distinctive peut avoir une influence sur le choix de l'état de la technique le plus proche, un renvoi de l'affaire en première instance se justifie.
Par ailleurs, en renvoyant l'affaire devant la division d'opposition, la chambre fait droit à une requête expresse de la requérante.
9. Exclusion de certains documents de l'inspection publique
En réponse à la communication de la chambre en date du 21 octobre 2016, la titulaire a maintenu sa requête d'exclure les documents RS27 et RS28 de l'inspection publique et a motivé cette requête. Compte tenu des arguments présentés par la titulaire, la chambre a décidé de faire droit à cette requête et d'exclure les documents RS27 et RS28 de l'inspection publique pour protéger les intérêts légitimes de la titulaire en application de l'article premier, alinéa 2)a), de la Décision de la Présidente de l'OEB en date du 12 juillet 2007.
Dispositif
Par ces motifs, il est statué comme suit
1. La décision attaquée est annulée.
2. L'affaire est renvoyée à l'instance du premier degré afin de poursuivre la procédure sur la base de la requête principale présentée avec le mémoire exposant les motifs du recours.